mardi 7 octobre 2008

Angolagate : le roman français du trafic d'armes

ENQUETE
L'Angolagate, une incroyable affaire politico-financières de trafic d'armement, est jugée à Paris à partir de ce lundi.

Après le procès Elf en 2003, le tribunal de Paris juge à partir de ce lundi l'une des plus incroyables affaires politico-financières. L'Angolagate, comme on l'a surnommé, offre une plongée dans l'univers clos, secret et très lucratif du commerce des armes. Commerce illicite ou autorisé ? Et si oui, de quelle manière ? La question plannera en permanence jusqu'en mars 2009, date prévue de la fin de l'audience.

Quand un militant tiers-mondiste du PS croise les Pasqua boys

C'est l'histoire d'un militant tiers-mondiste du PS qui croise au printemps 1993 l'ancien responsable de la cellule Afrique de l'Elysée. Passionné par l'Afrique australe, Jean-Bernard Curial connaît bien Jean-Christophe Mitterrand. Il connaît encore mieux la génération des maquisards communistes parvenus au pouvoir à Luanda, à la faveur d'une guerre civile qui dure depuis vingt ans.
Le président angolais, José-Edouardo Dos Santos, rencontré dans le maquis en 1973, l'a mandaté pour chercher des armes en Europe. Après un accord de paix signé en 1992 avec les rebelles de l'Unita, le conflit menace de reprendre. Mais voilà, l'Angola est sous embargo de l'ONU. Il faut donc emprunter des chemins de traverse.

Une affaire hors normes

Outre le nombre des prévenus (42), la taille du dossier judiciaire (170 tomes d'environ 1000 pages chacun et 1000 scellés), les avocats mobilisés (60 ténors du barreau), ce procès est prévu pour durer jusqu'au printemps, à raison de 58 audiences pour faire le tour de la question.Les prévenus risquent en théorie de cinq à dix ans de réclusion, les faits examinés représentent 790 millions de dollars de transactions, étalées sur cinq ans (1993-1998), autour de trois pays : l'Angola, le Cameroun et le Congo-Brazzaville.

En croisant Mitterrand, Curial entre en contact avec le réseau des Pasqua boys. Ce que la France officielle refuse (pas de ventes d'armes vers un pays en guerre civile), la France de l'ombre le fera.
Le tout nouveau ministre de l'Intérieur du gouvernement Balladur a placé ses hommes dans les circuits contrôlant l'Afrique des armes et du pétrole : Jean-Charles Marchiani, chargé des questions de sécurité et de renseignement au cabinet du ministre, plusieurs responsables de la Sofremi, société d'exportation de matériel de sécurité rattachée au ministère de l'Intérieur ainsi qu'un duo d'intermédiaires de haut vol, Pierre-Joseph Falcone et Arcadi Gaydamak.

Une paire d'intermédiaires très complémentaires

L'efficacité de cette paire repose sur leur complémentarité. Falcone, fils de pied-noir d'Algérie, négociant en fruits, polyglotte, « très chaleureux, sympathique, très énergique », comme le décrit l'actrice Charlotte Rampling, marié à une ancienne miss Bolivie, quatre téléphones portables en poche, suivi en permanence par une Mercedes bourrée de gardes du corps : l'archétype du négociateur prêt à prendre des risques que les Etats ne peuvent assumer. Selon la bonne vieille doctrine du feu orange : si vous êtes pris la main dans le sac, on ne vous connaît pas.
Arcadi Gaydamak, ancien colonel du KGB, émigré en France dans les années 70, tour à tour traducteur, informaticien et self-made man, « secret, froid et taciturne » selon les témoins interrogés par le juge Courroye.Il a acquis la nationalité israélienne en 1972, puis française en 1986. Il est proche d'un ancien chef d'Etat-major de l'armée de terre soviétique. Quand le bloc de l'Est s'effondre, ses contacts au sein du complexe militaro-industriel russe vont se transformer en or.
La répartition des rôles est simple : Gaydamak fournit la marchandise en puisant dans les vieux stocks d'armes et de munitions de l'Armée rouge, tandis que Falcone gère les relations avec les Angolais. Elisio de Figuereido, l'ambassadeur itinérant de Dos Santos en Europe, chargé des affaires délicates et des comptes en Suisse, joue l'entremetteur avec les généraux, spécialistes des questions d'approvisionnement en armes. En cinq ans, les deux hommes vont fournir pour 790 millions de dollars de matériels militaires : camions, fusils, lance-roquettes, mines antipersonnel...

Quand la main droite de l'Etat ne sait pas ce que fait la main gauche

Pour monter cette opération, le tandem utilise une vraie société slovaque, ZTS-Osos. Mais la véritable plate-forme commerciale est au 56, avenue Montaigne, Paris VIIIe, dans un magnifique hôtel particulier sous l'enseigne Brenco. Le tout-Paris y défile. Paul-Loup Sulitzer, Jacques Attali, Georges Fenech, Jean-Noël Tassez, Paul Anselin… Autant de relais politiques que le PDG de Brenco arrose, à coup de centaines de milliers de francs, en liquide. Pour obtenir un rendez-vous, un contact, faire évoluer une position.

Tout comme une armée de petites mains : hôtesses, secrétaires, attachées de presse, factotums divers. Tous ont droit à des compléments de rémunération défiscalisés. Pourquoi ? Parce que l'argent coule à flots, sans avoir forcément emprunté des circuits très réguliers. En effet, les Angolais ont proposé aux intermédiaires français une caution pétrolière -20 000 barils /jour- en cas de problème de paiement. L'instruction judiciaire a aussi démontré que de hauts responsables angolais ont perçu de substantielles commissions. Etrangement, aucun d'eux n'est renvoyé devant la justice française.

Au sein du gouvernement français et à l'Elysée, certains hommes savent que Paris a deux mains qui s'ignorent. Interrogé par Philippe Courroye, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères à l'époque des faits, jure ses grands dieux qu'il a découvert le pot-aux-roses dans la presse.Tout comme Edouard Balladur, Premier ministre et François Léotard, ministre de la Défense. Charles Pasqua, renvoyé devant le tribunal pour « trafic d'influence » et les hommes du président Mitterrand, étaient nécessairement au courant du deal angolais. Ils seront à la barre.

Les enjeux du procès : qui savait ? Pourquoi a-t-on laissé faire ?

Le président du tribunal, Jean-Baptiste Parlos, va donc avoir cinq mois d'audience pour déterminer les responsabilités individuelles des 42 prévenus de cette affaire.
Pour ce faire, ce magistrat expérimenté (outre l'anti-terrorisme, il a aussi instruit l'affaire Borrel) et ses assesseurs auront aussi à évoquer des questions plus générales :
Que savaient le gouvernement et les responsables politiques de l'époque ?
Que savaient les services secrets français ?
Pourquoi laisser faire ce genre d'intermédiaires ?
Qui en a réellement profité ?
Est-il possible de sanctionner ce genre d'agissements ?
Est-ce que ça continue aujourd'hui ?

Là encore, le procès Elf va servir d'étalon. Où l'observateur risque de découvrir, à nouveau, les vertiges de la raison d'Etat et ses deux visages, le lumineux et l'obscur.

Photo : Charles Pasqua, François Léotard, Alain Juppé et Edouard Balladur en mai 1997 (Christine Grunnet/Reuters).

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